Le Libre Arbitre
CHAPITRE XXII
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La liberté est la condition nécessaire de l'âme humaine, qui, sans elle, ne pourrait édifier sa destinée. C'est en vain que les philosophes et les théologiens ont argumenté à perte de vue sur cette question. Ils l'ont obscurcie à l'envi par leurs théories, leurs sophismes, vouant l'humanité à la servitude, au lieu de la conduire vers la lumière libératrice. La notion est simple et claire. Les Druides l'avaient formulée dès les premiers temps de notre histoire. Elle est exprimée en ces termes, dans les Triades : «Il y a trois unités primitives : Dieu, la lumière et la liberté.»
Tout d'abord, à première vue, la liberté de l'homme paraît bien restreinte au milieu du cercle de fatalités qui l'enserre : nécessités physiques, conditions sociales, intérêts ou instincts. Mais, en considérant la question de plus près, on voit que cette liberté est toujours suffisante pour permettre à l'âme de briser ce cercle et d'échapper aux forces oppressives.
La liberté et la responsabilité sont corrélatives chez l'être et augmentent avec son élévation. C'est la responsabilité de l'homme qui fait sa dignité et sa moralité ; sans elle, il ne serait qu'une machine aveugle, un jouet des forces ambiantes. La notion de moralité est inséparable de celle de liberté.
La responsabilité est établie par le témoignage de la conscience, qui nous approuve ou nous blâme suivant la nature de nos actes. La sensation du remords est une preuve plus démonstrative que tous les arguments philosophiques. Pour tout esprit quelque peu évolué, la loi du devoir brille comme un phare à travers la brume des passions et des intérêts. Aussi, voyons-nous tous les jours des hommes, dans les situations les plus humbles et les plus difficiles, accepter de dures épreuves plutôt que de s'abaisser à commettre des actes indignes.
Si la liberté humaine est restreinte, elle est du moins en voie de perpétuel développement, car le progrès n'est pas autre chose que l'extension du libre arbitre dans l'individu et dans la collectivité. La lutte entre la matière et l'esprit a précisément pour but de libérer celui-ci, dans une mesure croissante, du joug des forces aveugles. L'intelligence et la volonté arrivent à prédominer peu à peu sur ce qui représente à nos yeux la fatalité. Le libre arbitre est donc un épanouissement de la personnalité et de la conscience. Pour être libre, il faut vouloir l'être et faire effort pour le devenir, en s'affranchissant des servitudes de l'ignorance et des basses passions, en substituant l'empire de la raison à celui des sensations et des instincts.
Cela ne peut s'obtenir que par une éducation et un entraînement prolongés des facultés humaines : libération physique par la limitation des appétits ; libération intellectuelle par la conquête de la vérité ; libération morale par la recherche de la vertu. C'est là l'oeuvre des siècles. Mais à tous les degrés de son ascension, dans la répartition des biens et des maux de la vie, à côté de l'enchaînement des causes, sans préjudice des destinées que notre passé nous inflige, il y a toujours une place pour la libre volonté de l'homme.
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Comment concilier notre libre arbitre avec la prescience divine ? Devant la connaissance anticipée que Dieu a de toutes choses, peut-on vraiment affirmer la liberté humaine ? Question complexe et ardue en apparence, qui a fait couler des flots d'encre, et dont la solution est cependant des plus simples. Mais l'homme n'aime pas les choses simples. Il préfère l'obscur, le compliqué et n'accepte la vérité qu'après avoir épuisé toutes les formes de l'erreur.
Dieu, dont la science infinie embrasse toutes choses, connaît la nature de chaque homme et les impulsions, les tendances d'après lesquelles il pourra se déterminer. Nous-mêmes, connaissant le caractère d'une personne, nous pourrions facilement prévoir dans quel sens, en telle circonstance donnée, elle se décidera, soit d'après l'intérêt, soit d'après le devoir. Une résolution ne peut naître de rien. Elle est forcément reliée à une série de causes et d'effets antérieurs dont elle dérive et qui l'expliquent. Dieu, connaissant chaque âme dans ses moindres replis, peut donc rigoureusement, avec certitude, déduire de la connaissance qu'il a de cette âme, et des conditions où elle est appelée à agir, les déterminations que, librement, elle prendra.
Remarquons que la prévision de nos actes ne les fait pas naître. Si Dieu ne pouvait prévoir nos résolutions, elles n'en auraient pas moins leur libre cours.
C'est ainsi que la liberté humaine et la prévoyance divine se réconcilient et se combinent, quand on considère le problème aux clartés de la raison.
Le cercle dans lequel s'exerce la volonté de l'homme est, d'ailleurs, trop restreint pour qu'il puisse, en aucun cas, entraver l'action divine, dont les effets se déroulent dans l'immensité sans bornes. Le faible insecte perdu dans un coin de jardin ne saurait, en dérangeant les quelques atomes à sa portée, troubler l'harmonie de l'ensemble et entraver l'oeuvre du divin Jardinier.
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La question du libre arbitre a une importance capitale et de graves conséquences pour l'ordre social tout entier, par son action et sa répercussion sur l'éducation, la moralité, la justice, la législation, etc.. Elle a déterminé deux courants opposés d'opinions : les négateurs du libre arbitre et ceux qui l'admettent avec restriction.
Les arguments des fatalistes et des déterministes se résument ainsi : «L'homme est soumis aux impulsions de sa nature, qui le dominent et l'obligent à vouloir, à se déterminer dans un sens plutôt que dans un autre. Par suite, il n'est pas libre.»
L'école opposée, celle qui admet la libre volonté de l'homme, en face de ce système négatif élève la théorie des causes indéterminantes. Son plus brillant représentant, à notre époque, fut Ch. Renouvier.
Les vues de ce philosophe ont été confirmées plus récemment par les beaux travaux de Wundt sur l'aperception, d'Alfred Fouillée sur l'idée force et de Boutroux sur la contingence de la loi naturelle.
Les éléments que la révélation néo-spiritualiste nous apporte sur la nature et le devenir de l'être donnent à la théorie du libre arbitre une sanction définitive. Ils viennent arracher la conscience moderne à l'influence délétère du matérialisme et orienter la pensée vers une conception de la destinée, qui aura pour effet, comme le disait C. du Prel, de rajeunir la vie intérieure de la civilisation.
Jusqu'ici, aussi bien au point de vue théologique que déterministe, la question était restée à peu près insoluble. Il ne pouvait en être autrement, puisque chacun de ces systèmes partait de cette donnée inexacte que l'être humain a une seule existence terrestre à parcourir. Il en est atout autrement si l'on élargit le cercle de la vie et si l'on considère le problème à la lumière que projette la doctrine des renaissances. Ainsi, chaque être conquiert sa propre liberté au cours de l'évolution qu'il doit accomplir.
Suppléée d'abord par l'instinct, qui disparaît peu à peu pour faire place à la raison, notre liberté est très limitée dans nos étapes inférieures et dans toute la période de notre éducation première. Elle prend une extension considérable dès que l'esprit a acquis la compréhension de la loi. Et toujours, à tous les degrés de son ascension, à l'heure des résolutions importantes, il sera assisté, guidé, conseillé par des Intelligences supérieures, par des Esprits plus grands et plus éclairés que lui.
Le libre arbitre, la libre volonté de l'esprit s'exercent surtout à l'heure des réincarnations. En choisissant telle famille, tel milieu social, il sait d'avance quelles sont les épreuves qui l'attendent, mais il comprend également la nécessité de ces épreuves pour développer ses qualités, atténuer ses défauts, dépouiller ses préjugés et ses vices. Ces épreuves peuvent être aussi la conséquence d'un passé néfaste qu'il faut réparer, et il les accepte avec résignation, avec confiance, car il sait que ses grands frères de l'espace ne l'abandonnent pas aux heures difficiles.
L'avenir lui apparaît alors, non pas dans ses détails, mais dans ses traits les plus saillants, c'est-à-dire dans la mesure où cet avenir est la résultante d'actes antérieurs. Ces faits représentent la part de fatalité ou la «prédestination» que certains hommes sont portés à voir en toute vie. Ce sont simplement, nous l'avons vu, les effets ou les réactions de causes éloignées. En réalité, rien n'est fatal et, quel que soit le poids des responsabilités encourues, on peut toujours atténuer, modifier son sort par des oeuvres de dévouement, de bonté, de charité, par un long sacrifice au devoir.
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Le problème du libre arbitre a, disions-nous, une grande importance au point de vue juridique. Tout en tenant compte du droit de répression et de préservation sociale, il est très difficile de préciser, dans tous les cas relevant des tribunaux, l'étendue des responsabilités individuelles. On ne pourrait le faire qu'en établissant le degré d'évolution des coupables. Le néo-spiritualisme nous en fournirait peut-être les moyens. Mais la justice humaine, peu versée en ces matières, reste aveugle et imparfaite dans ses décisions et ses arrêts.
Souvent le méchant, le coupable, n'est en réalité qu'un esprit jeune et ignorant, chez qui la raison n'a pas eu le temps de mûrir. «Le crime, a dit Duclos, est toujours le résultat d'un faux jugement.» C'est pourquoi les pénalités infligées devraient être établies de façon à contraindre le condamné à rentrer en lui-même, à s'instruire, à s'éclairer, à s'amender. La société doit corriger sans passion et sans haine, sinon, elle se rend elle-même coupable.
Nous l'avons démontré, les âmes sont équivalentes à leur point de départ. Elles sont différentes par leurs degrés infinis d'avancement : les unes, jeunes ; les autres vieilles, et, par suite, diversement développées en moralité et en sagesse, suivant leur âge. Il serait injuste de demander à l'esprit enfant des mérites égaux à ceux qu'on peut attendre d'un esprit ayant beaucoup vu, beaucoup appris. De là, une très grande différenciation dans les responsabilités.
L'être n'est vraiment mûr pour la liberté que le jour où les lois universelles, extérieures à lui, sont devenues intérieures et conscientes par le fait même de son évolution. Le jour où il s'est pénétré de la loi et en a fait la règle de ses actions, il a atteint le point moral où l'homme se possède, se domine et se gouverne lui-même. Dès lors, il n'a plus besoin de la contrainte et de l'autorité sociales pour se diriger. Et il en est de la collectivité comme de l'individu. Un peuple n'est vraiment libre, digne de la liberté, que s'il a appris à obéir à cette loi intérieure, loi morale, éternelle et universelle, qui n'émane ni du pouvoir d'une caste ni de la volonté des foules, mais d'une Puissance plus haute. Sans la discipline morale que chacun doit s'imposer, les libertés publiques ne sont qu'un leurre. On a l'apparence, on n'a pas les moeurs d'un peuple libre. La société reste exposée, par la violence de ses passions et l'intensité de ses appétits, à toutes les complications, à tous les désordres.
Tout ce qui se hausse vers la lumière se hausse vers la liberté. Celle-ci s'épanouit, pleine et entière, dans la vie supérieure. L'âme subit d'autant plus le poids des fatalités matérielles qu'elle est plus arriérée et plus inconsciente ; elle est d'autant plus libre qu'elle s'élève davantage et se rapproche du divin. Dans son état d'ignorance, il est heureux pour elle d'être soumise à une direction. Mais, devenue sage et parfaite, elle jouit de sa liberté dans la lumière divine.
En thèse générale, tout homme parvenu à l'état de raison est libre et responsable, dans la mesure de son avancement. Je laisse de côté les cas où, sous l'empire d'une cause quelconque, physique ou morale, maladie ou obsession, l'homme a perdu l'usage de ses facultés. On ne peut méconnaître que le physique exerce parfois une grande influence sur le moral. Cependant, dans la lutte engagée entre eux, les âmes fortes triomphent toujours. Socrate disait qu'il avait senti germer en lui les instincts les plus pervers et qu'il les avait domptés. Il y avait chez ce philosophe deux courants de forces contraires : l'un, orienté vers le mal ; l'autre, vers le bien, et c'est ce dernier qui l'emportait.
Il est aussi des causes secrètes qui, souvent, agissent sur nous. Parfois l'intuition vient combattre le raisonnement. Des impulsions profondes parties de la conscience nous déterminent dans un sens non prévu. Ceci n'est pas une négation du libre arbitre ; c'est l'action de l'âme dans sa plénitude, intervenant dans le cours de ses destinées. Ou bien, ce sera l'influence de nos guides invisibles qui s'exerce, ou encore l'intervention d'une Intelligence qui, voyant de plus loin et de plus haut, cherche à nous arracher aux contingences inférieures et à nous porter vers les altitudes. Mais, dans tous ces cas, c'est notre volonté seule qui rejette ou accepte et décide en dernier ressort.
En résumé, au lieu de nier ou d'affirmer le libre arbitre, suivant l'école philosophique à laquelle on se rattache, il serait plus exact de dire : L'homme est l'artisan de sa libération. Il n'atteint l'état complet de liberté que par la culture intérieure et la mise en valeur de ses puissances cachées. Les obstacles accumulés sur sa route ne sont, au fond, que des moyens de le contraindre à sortir de son indifférence et à utiliser ses forces latentes. Toutes les difficultés matérielles peuvent être vaincues.
Nous sommes tous solidaires, et la liberté de chacun de nous se relie à la liberté des autres. En se libérant des passions et de l'ignorance, chaque homme libère ses semblables. Tout ce qui contribue à dissiper la nuit de l'intelligence et à faire reculer le mal rend l'humanité plus libre, plus consciente d'elle-même, de ses devoirs et de ses pouvoirs.
Elevons-nous donc à la conscience de notre rôle et de notre but, et nous serons libres. Assurons par nos efforts, nos enseignements et nos exemples, le triomphe de la volonté ainsi que du bien et, au lieu de former des êtres passifs courbés sous le joug de la matière, en proie à l'incertitude et à l'inertie, nous aurons façonné des âmes vraiment libres, affranchies des chaînes de la fatalité et planant sur le monde par la supériorité des qualités acquises.
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